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Manuela Royo, avocate chilienne : « 30 ans d’approfondissement du néolibéralisme, d’extractivisme et du non-respect de la nature »

07.10.2020

Manuela Royo est avocate chilienne et professeure en droit constitutionnel. Elle fait partie du Modatima (Mouvement de Défense pour l’accès à l’Eau, à la Terre et à la Protection de environnement) – lauréat du prix Danielle Mitterrand en 2019 – ainsi que de l’Alliance Territoriale Mapuche et depuis plusieurs années, elle participe  activement à la défense  des luttes en faveur de l’environnement au Chili. De passage à Paris, et à deux semaines d’un référendum historique pour l’avenir de son pays, elle revient sur une année intense depuis le soulèvement social d’octobre 2019, sur les enjeux autour de l’eau dans le processus de constituante et aussi sur l’apport de la conception du monde mapuche dans ce renouveau démocratique au Chili.

Comment les luttes autour de l’eau sont-elles en train de s’articuler au Chili et notamment depuis le soulèvement social d’octobre 2019 ?
Je pense que toute analyse sur ce qui se passe au Chili a « un avant et un après » le 18 octobre (début du soulèvement social en 2019, ndlr). Je crois que le 18 octobre a été une étape très importante, un moment historique, autour du cri de « 30 pesos, c’est 30 ans ! » c’est avant tout une remise en question des 30 dernières années. Bien qu’il y ait eu une transition convenue de la dictature de Pinochet avec des gouvernements démocratiques, en pratique, cette transition a maintenu et approfondi le système néolibéral qui, au-delà de perpétuer les profondes inégalités sociales au sein de la société chilienne, a également exercé une pression extrême sur les biens communs de la nature. Lorsque nous parlons d’eau, nous parlons du fait qu’au Chili l’eau est réglementée sur la base du Code de l’Eau de 1981, qui établit que les droits en eau sont des droits privés, négociables sur le marché et accordés à perpétuité à leurs propriétaires, sans même se soucier de l’usage humain ou social, et cela va aussi de pair avec les politiques qui se sont déroulées lors des gouvernements démocratiques successifs. C’est un exemple, dans un éventail plus large, des conflits environnementaux qui se produisent au Chili, mais c’est un exemple de questionnement qui apparaît depuis l’explosion sociale, sur la manière dont le Chili s’est structuré après 1989. Ce sont 30 ans d’approfondissement du néolibéralisme, de l’extractivisme et du non-respect de la nature.

Quel rôle a joué Modatima depuis le soulèvement social ?
En tant qu’organisation, depuis l’« estallido social », ou depuis le 8 mars où des millions de femmes sont descendues dans la rue, et depuis les nouvelles revendications exigées par le peuple chilien, mais aussi mapuche, sur le besoin de plus de démocratie, d’une plus grande justice sociale et de la rupture de cette inégalité structurelle qui existe dans le pays, Modatima a pris en main toutes ces revendications sociales. Nous avons beaucoup grandi dans les territoires, dans les régions, affirmant également qu’il est nécessaire de transformer la Constitution et ainsi protéger à travers ce processus le droit à l’eau et les droits de la nature. En ce sens, aujourd’hui, nous nous retrouvons à penser que l’on va faire partie de ce processus constitutif, à travers l’Apruebo (« j’approuve », ndlr), pour modifier la constitution politique et aussi réfléchir à la façon dont nous allons participer du point de vue de la défense de l’eau, de la défense de l’environnement et des processus constitutifs.

Est-ce que la défense des territoires du  peuple mapuche et les luttes liées à l’environnement dans le pays sont connectées ?
Mon histoire a impacté toute ma vie, toutes les actions que j’ai pu mener, ma vie au quotidien. J’ai habité de nombreuses années dans le Wallmapu (territoire mapuche), et mon sujet de thèse de doctorat y est très lié. J’ai travaillé pour les droits de l’Homme et pour la défense pénale de personnes mapuche. En ce sens, je peux donc parler de la pratique de mon métier, de mes études et des choses que j’ai pu voir et que j’ai pu vivre. Principalement avec le Lonko Alberto Curamil (lauréat du prix Goldman de l’environnement de l’année dernière, ndlr) et la défense de la rivière Cautin. Dans ce cas précis, nous avons commencé à débattre, réfléchir et mettre en lumière la façon dont le peuple mapuche et les peuples autochtones en général conçoivent le territoire et la nature. Aujourd’hui, il y a un courant de pensée anthropocentrée, la croissance et le développement y sont illimitées, la nature est considérée comme au service de l’homme. Les peuples autochtones ont su depuis longtemps protéger l’environnement et remettre en question les façons de se connecter avec la nature et avec l’eau. Nous pensons qu’il existe d’autres paradigmes dans notre relation à l’environnement et je pense que, essentiellement, les peuples autochtones sont les gardiens de la nature. Fort de ce constat, il y a plusieurs façons de se connecter, de façon spirituelle, mais aussi de façon matérielle, en termes de souveraineté alimentaire, de protection des semences ou d’autres formes de production qui sont à une échelle beaucoup plus humaine que les agro-exportations ou les monocultures forestières.
Les peuples autochtones proposent également une autre manière de se rapporter aux territoires, dans une perspective beaucoup plus culturelle. Si une nouvelle constitution propose d’être plurinationale, elle ne doit pas être uniquement constituante d’un point de vue rhétorique, de déclarer que l’État est présent, mais aussi de comprendre qu’il y a d’autres façons de se rapporter au territoire et à la nature d’un pays, de reconnaître ses droits, de reconnaître ses formes, et aussi de comprendre que le modèle de développement aujourd’hui a engendré un désastre écologique et une forte inégalité sociale. Je pense que c’est très significatif et que nous devons comprendre que les problèmes environnementaux ne sont pas séparés des problèmes sociaux car nous faisons partie d’une nature beaucoup plus large, car nous sommes de l’eau…

L’eau est un exemple évident du déséquilibre systémique au Chili, est-ce l’un des thèmes fédérateurs du processus de changement de constitution ?
Complètement. J’ai beaucoup travaillé sur les questions de défense pénale et nous avons réalisé, avec quelques collègues, que les raisons sous-jacentes ne sont pas uniquement liées à la violence, car il y a également un arrière-plan en lien avec une lutte pour les territoires, une lutte environnementale et une lutte pour la récupération des territoires et de l’eau. Aujourd’hui au Chili, l’eau est perçue comme un bien privé, il y a tout un marché économique lié à cette privatisation de l’eau. Souvent, ceux qui détiennent ces droits sur l’eau sont les personnes en position de pouvoir, tel que le ministre de l’Agriculture, Antonio Walker.
Le combat pour l’eau au Chili est donc un combat très paradigmatique, que l’eau soit quelque chose d’aussi nécessaire et essentiel à la vie et qu’elle soit entre les mains de particuliers, c’est profondément violent.
Cela provoque également des conflits à posteriori, comme ceux qui existent dans le Wallmapu. C’est très symptomatique de ce qui se passe dans ces territoires. Je suis de près depuis plusieurs années ces problématiques dans le Wallmapu, et la question de la violence d’État, des blessures aux yeux, des raids, des prisonniers politiques, nous les dénonçons depuis longtemps.
Je faisais partie de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) en 2015 pour parler de ces mêmes problèmes, et voici que des années plus tard, ils se reproduisent à Santiago et dans d’autres villes du pays… et c’est pourquoi nous parlons de pratique systématique de cette violence. En très peu de temps, les jeunes de Temuco, de Santiago et du nord du pays ont commencé en même temps, eux aussi, à subir des violences policières, avec d’importantes séquelles physiques (traumatismes et troubles de la vision notamment).
C’est en cela que la question de l’eau est paradigmatique. Elle se connecte avec les origines de la violence, en tant que système qui privatise tout. Même la dignité. Voilà pourquoi l’eau est un sujet tellement important et pourquoi, tant la figure de Rodrigo Mundaca que la lutte que mène Modatima sont devenues si importantes au fil du temps. Aujourd’hui cette lutte a beaucoup grandi dans les territoires, car il y un besoin qui se fait sentir, et les peuples autochtones ont aussi beaucoup à dire sur leur expérience dans la lutte pour la défense de l’eau et de leurs territoires.

Justement, comment menez-vous la lutte pour la défense de l’eau dans les territoires mapuche ?
Je fais partie d’une organisation territoriale appelée l’Alliance Territoriale Mapuche, dans laquelle nous avons beaucoup travaillé autour de la défense de l’eau, de la défense de l’environnement et également sur la récupération de territoires dans la région de Malleco et Cautín. Dans la pratique, j’ai été très investie sur leur défense et cela m’a permis de me rendre compte qu’il y avait de nombreuses situations de violence au quotidien et qui, finalement étaient liées à ce modèle de développement dont nous avons parlé.
Par exemple, ce qui se passe avec les entreprises forestières dans le Wallmapu, avec l’expansion de la monoculture, la dévastation des écosystèmes, la sécheresse générée par la sylviculture et les plantations de pins et d’eucalyptus, est finalement très similaire à ce qui se passe à Petorca, où les monocultures d’avocat s’approprient l’eau, laissant les communautés rurales dans la sécheresse.
L’Araucanía, par exemple, est une zone très pluvieuse, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de déficit structurel de pluie, mais il y a des zones où il n’y a pas d’eau, et les communautés du sud du Chili se retrouvent à recevoir de l’eau dans des camions-citernes en été, comme à Petorca.  Des alliances se mettent en place autour de la défense de l’eau, comme celles de Modatima, d’Alberto Curamil avec d’autres confrères, sur d’autres territoires, ou même en Bolivie ; en fait nous sommes dans une même critique mais sur d’autres territoires.

Du point de vue des droits de la nature, quelle contribution au droit constitutionnel la cosmovision du peuple mapuche peut-elle apporter ?
Je pense que c’est encore une question extrêmement marginale dans les débats autour de la Constitution. Je pense que nous sommes à peine sur la première phase, sur le droit à l’eau, car il continue d’être mené à partir d’un droit, celui des personnes d’accéder à l’eau, qui est la base je dirais. Nous avons localisé tout un système de structures juridiques situé à partir de l’anthropocentrisme, de la supériorité de l’homme et donc de la structure des droits de l’Homme.
Aujourd’hui, par exemple, la sentence que la Cour interaméricaine a prononcé cette année sur la question en Argentine du droit à l’eau reconnaît les droits des peuples autochtones, et déclare que le droit à l’eau est l’une des interprétations de l’article 26 de la Convention interaméricaine, soulevant le droit à la dignité et que l’eau est donc dignité. Mais au fond, ces lectures sont liées à des interprétations des droits de l’Homme et ne placent pas l’environnement, ou l’eau, comme des entités qui ont aussi certains droits.
D’ailleurs, je ne sais pas si « les droits » sont spécifiquement les mots justes. Il y a un débat très profond à avoir, car il y a une analyse même de la bioéthique, c’est-à-dire que nous avons une responsabilité et une éthique non seulement du respect de nous-mêmes en tant qu’humanité, mais aussi de toutes les formes de vie qui nous entourent.
Et en même temps, il est possible de se concentrer sur les expériences comparatives, comme la constitution de l’Équateur ou la Constitution de la Bolivie, celle de la reconnaissance du paradigme des savoirs autochtones, comme celle de Sumak Kawsay et du Bien Vivir, qui ont reconnu les droits de la Terre Mère ou de la Pachamama. Mais je pense aussi qu’il est extrêmement important, au moins dans le cas chilien, que cela s’accompagne de mesures concrètes. Parfois, il peut s’agir d’une très belle constitution « en mots », mais en pratique, il faut qu’il y ait des mécanismes par lesquels nous devons protéger ces droits de la nature.
Aujourd’hui au Chili il n’y a pas de cadre institutionnel qui permette d’agir ; par exemple, si je sais qu’il y a un impact sur l’eau, je ne peux pas présenter une requête de protection puisque cela n’existe pas. C’est un débat tout juste naissant mais de nos jours, quand nous sommes dans un débat sur le processus constituant, sur la structuration du pays dans lequel nous voulons vivre, il faut aussi reconnaître les conflits que l’on a autour de la nature et aussi placer la nature comme entité et sujet de droit. Car là-bas aussi les peuples indigènes andin ; les peuples indigènes comme le peuple mapuche, reconnaissent cette conception du Bien Vivir, mais aussi d’Itrofill Mogen (concept mapuche qui peut se traduire comme « la composition de nombreuses vies partageant simultanément le même espace », ndlr) ainsi que de la diversité et du respect des modes de vie. Et s’il y a d’autres formes de vie qui nous entourent, il y a aussi une responsabilité et une éthique à cet égard. Ce sont des questions très importantes de nos jours et qui doivent également être débattues au sein du constituant.

Alberto Curamil après sa remise en liberté

Comment la culture mapuche est-elle ressentie aujourd’hui au Chili?
Lors de l' »estallido social« , on a vu qu’il y avait beaucoup de drapeaux mapuche et de reconnaissance de la lutte mapuche, mais je pense qu’il y a encore beaucoup de distance avec les processus chiliens, et beaucoup de méfiance, car depuis les Parlements les pactes ont été rompus, les promesses n’ont pas été tenues. Mais si l’on regarde comment le processus de revendication mapuche est venu:d’endroits très marginaux, de la politique, de questions concernant l’État, cela place aujourd’hui une critique en arrière-plan ; par exemple, ce que l’historien mapuche Claudio Alvarado soulève : dans l’interpellation d’une nouvelle démocratie, il y a une recherche d’approfondissement qui respecte fondamentalement les communautés et respecte les territoires, avec d’autres formes d’aménagement territorial, d’autres formes de lien avec la nature, d’autres manières d’exercer la justice, et je pense que c’est très intéressant. Et ces tensions que le mouvement indigène au Chili a également engendré ont aussi à voir avec la remise en question de ce modèle de manière très profonde. La situation est tellement violente, elle s’exerce avec la même force, mais je pense qu’il y a aussi un réveil d’une identité très protégée, ou super honteuse, de toutes ces personnes qui vivent à Santiago, qui sont parties au cours du XXe siècle pour chercher une meilleure vie à Santiago et qui avait honte d’être Mapuche, ou des gens que l’école n’a pas laissé parler mapudungun (langue mapuche), de tout ce genre de répression… et maintenant c’est une fierté et une raison d’identité, c’est un processus nouveau et intéressant.