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Discours de Danielle Mitterrand au Forum Mondial du Développement Durable de Marcoussis le 24 juin 2010

25.06.2010

Le statut de l’eau

Mesdames et Messieurs

En lisant le programme de cette manifestation j’ai été un peu étonnée d’être invitée à une table ronde consacrée à « la garantie et le développement de l’accès à l’énergie »… alors que je consacre mon temps à promouvoir l’accès à l’eau pour tous !!. Finalement je me suis convaincue qu’il ne s’agissait pas d’une erreur : rien n’interdit de considérer l’eau comme une forme d’énergie dés lors qu’elle est considérée comme le premier des éléments indispensables à la vie.
De plus il n’est pas inutile de rappeler ici que la totalité des ressources énergétiques fossiles résulte de la transformation de végétaux qui eux-mêmes n’auraient pas existés sans l’eau…

Tout cela pour dire que je me sens ici parfaitement à ma place. Je vous parlerai donc de l’eau.

En préambule je voudrais appeler votre attention sur la formidable contradiction qu’il y a entre le « statut naturel de l’eau » et son statut économique et social.

L’eau est le dénominateur commun de toutes les formes de vie sur terre et, probablement, dans l’univers. La vie est fille de l’eau…la vie des bactéries, des plantes des animaux et des hommes. Dés l’origine, elle a été et reste le lieu de rencontre unique des éléments constitutifs de la vie, les acides aminés, les ADN, les minéraux… Sans eau, l’improbable rencontre des ces divers éléments n’aurait jamais eu lieu.
L’eau est à la fois le préalable et le composant essentiel de la vie. Et pourtant la vie ne consomme pas l’eau… Bien qu’elle participe à une multitude de combinaisons chimiques, l’eau n’est pas détruite, ou si peu. Eternellement, elle se recycle, toujours prête à entrer dans une nouvelle noria : macro noria de la mer, de l’évaporation et des nuages ; micro noria des échanges cellulaires et noria interhumaine, celle de l’eau « usée » que la nature régénère pour une nouvelle consommation.
L’eau est partout ou se trouve la vie, la vie est partout ou se trouve l’eau…
Comment ne pas considérer avec infiniment de respect ce « cristal liquide » qui a la propriété, sous ses multiples apparences, de transporter l’énergie du ciel dans ses puissants cumulus, de charrier des sédiments dans ses fleuves, de transporter les aliments jusqu’à la plus petite cellule végétale ou animale…

Dés lors on comprend (enfin je l’espère !) que l’eau ne peut pas avoir un statut économique ordinaire. L’eau ne peut pas être une marchandise, pas plus que l’air que nous respirons, que les rayons du soleil nécessaires à la photosynthèse, ou que la gravitation universelle qui nous permet de garder les pieds sur terre. L’eau ne peut pas avoir de prix puisque, contrairement aux autres biens naturels, son usage ne la détruit pas et qu’elle n’est pas un quelconque bien issu d’une production industrielle ou agricole. On ne fabrique pas l’eau, on se donne seulement la peine de la prélever là ou elle se trouve. Autrefois les villes se sont crées à proximité des cours d’eau et des sources, les réseaux étaient alors accessibles à tous sans distinction de fortune.
Les hommes respectaient l’eau comme une richesse naturelle, permanente, gratuite et libre.
Pourtant, en raison même de son caractère indispensable, l’eau est devenue l’objet de négoce. Cela a commencé au milieu du XIXième siècle avec l’essor du capitalisme qui ne voyait rien d’immoral à cela. Ce qui eut pour conséquence de lier l’accès à l’eau au pouvoir d’achat, et, par conséquent, de lier le droit de vivre à une forme de solvabilité. Désormais, payer l’eau c’est acheter le droit de vivre.
Or, il faut savoir qu’il y a de par le monde aujourd’hui, 1,5 milliard de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable et 2,6 milliards qui n’ont pas accès à l’assainissement. 34 000 personnes meurent chaque jour du manque d’eau potable, 1,5 millions d’enfants meurent chaque année d’infections transmises par l’eau insalubre (4 200 par jour), c’est la deuxième cause de mortalité infantile. Des millions de femmes et de fillettes perdent quotidiennement plusieurs heures chaque jour pour aller chercher de l’eau.
Le déficit en eau et en assainissement entrave la production des autres ressources essentielles, ce qui renforce les inégalités profondes et enferme les ménages les plus vulnérables dans le cycle infernal de la pauvreté.
Allez donc leur expliquer qu’ils n’ont qu’à payer pour pouvoir enfin disposer d’une eau potable en quantité suffisante…
Payer ? Mais avec quoi ?

Voila pourquoi, il y a 20 ans j’ai décidé de consacrer les efforts et les moyens de ma Fondation à promouvoir le statut naturel de l’eau sans lequel il est vain de défendre les droits de l’homme et de se battre pour la dignité et la responsabilité citoyenne.

En théorie la chose n’est pas très difficile : il suffit, non pas d’opposer les deux statuts mais de les réunir pour n’en faire plus qu’un : le statut social de l’eau.

Pour cela il faut intégrer dans le statut économique de l’eau les trois obligations suivantes :

-L’eau n’est pas une marchandise, c’est une richesse collective et imprescriptible de l’humanité.
-L’eau, après usage doit être rendu à la nature dans son état de pureté initial.
-La collectivité publique doit assurer sans profit la juste répartition de cette richesse sans préjudice pour les besoins de la nature elle-même dans le futur comme dans le présent.

A partir de ces trois obligations nous pouvons décliner les conséquences suivantes :
-La première concerne la gouvernance mondiale de l’eau. L’eau, libre et universelle ne connaît pas de frontière, une Nation ne peut se proclamer propriétaire de l’eau qui se trouve sur son territoire, qu’il s’agisse de l’eau de pluie, de l’eau des sources, de l’eau des rivières. A cette universalité de l’eau nous devons répondre par une universalité de sa gestion et mettre un terme à tout un ensemble de particularismes locaux, juridiques, économiques, politiques… porteurs de négligence, de corruption et de prédation. Cette gouvernance doit être démocratique et protégée institutionnellement de toutes les tentatives possibles d’instrumentalisation par le capital.
-La seconde concerne la distribution de l’eau et par conséquent la réalisation et l’entretien des réseaux. Rien ne s’oppose naturellement à ce que ces chantiers soient confiés à des entreprises privées qui disposent du savoir faire et de l’outillage. Pour autant il ne faut pas que la gestion de la distribution de l’eau soit confiée à une entreprise privée dont le principal souci sera de faire un profit, chaque année croissant, en facturant divers services incontrôlables, en négligeant la maintenance et en accordant en priorité ses services aux populations solvables : l’eau pour tous…ceux qui peuvent payer ! C’est une chose de faire un bénéfice légitime sur des travaux d’équipement, s’en est une autre de faire du profit sur la satisfaction d’un besoin vital. Les investissements nécessaires pour rendre l’eau accessible à tous, notamment les plus pauvres, ne peuvent donc être réalisés que par la puissance publique. Les coûts de fonctionnement d’un réseau et la contribution de chacun à son fonctionnement et son entretien doivent être établis avec la participation et sous le contrôle démocratique de la population.
– En effet, la distribution impartiale d’un bien commun de l’humanité implique à tous les niveaux de l’organisation sociale une grande conviction démocratique. Savoir se partager l’eau c’est reconnaître le même droit à chacun, quelque soit son revenu et sa position sociale.
Cela est évidemment essentiel dans les pays pauvres dont les populations pourraient nous donner des leçons de gestion démocratique des réseaux de distribution.
Notre propre pays qui inscrit l’égalité au nombre de ses principes, présente une incroyable diversité de prix du service de l’eau et une grande variabilité de sa qualité.

Je propose donc depuis longtemps – et je commence à être entendue- que la gestion municipale de l’eau soit la règle et que le service des quarante premiers litres d’eau consommés par jour et par personne soit gratuit.

-Il va de soi que la réalisation des réseaux de distribution doit s’accompagner systématiquement de dispositifs de traitement des effluents y compris pour l’eau agricole et industrielle. Cette obligation doit répondre aux mêmes règles de financements et de gestion publique.

Tout cela peut vous sembler théorique : il n’en est rien :
Depuis le 5 juin la Fondation a entrepris une campagne de sensibilisation et nous proposons à nos concitoyens et nos élus de rejoindre le mouvement des porteurs d’eau.
Pour être porteur d’eau, c’est très simple : Il suffit de s’engager sur une charte comportant trois points (je vous les lis):
Les porteurs d’eau ont un signe de reconnaissance, un symbole : la « feuille d’eau », cette bouteille originale dont vous avez sans doute déjà entendu parler (montrer et décrire la feuille d’eau)…

Il est temps de conclure. Je le ferai avec un petit retour en arrière.
Quand les socialistes sont parvenus au pouvoir en 1981, François était déterminé à mettre en place un dispositif de protection contre les excès prévisibles du libéralisme. Dans ce dispositif figuraient en bonne place les nationalisations et la décentralisation. Avec la crise de 83, la dynamique européenne, puis la chute du mur de Berlin, ce dispositif, il faut bien le dire, n’a pas résisté. L’esprit libéral, un moment contenu et encadré dans une sociale démocratie faible et sans idéal, s’est infiltré partout, jusque et y compris au cœur de la gauche. Les services publics ont payé cher ce retour en force de l’argent roi.

C’est alors que de grands investisseurs se sont intéressés au marché de l’eau. Les collectivités territoriales ont été sensibles à leurs propositions : quelle chance de pouvoir externaliser ce service technique complexe et de pouvoir traiter avec de grandes entreprises aussi compétentes !.. Résultats : aujourd’hui, 75% de l’eau est gérée en France par des sociétés privées.
Ces dernières en on profité pour s’approprier par leur lobbies l’écoute des gouvernements tant en occupant la présidence du Conseil mondial de l’eau que par la présence de conseillers issus de leurs rangs auprès notamment des nations unies.

Pourtant, le vent tourne. Les prix et la qualité n’ont pas suivi, la maintenance des réseaux est déplorable, les fuites s’additionnent, les frais aussi, à la charge des collectivités. Nombre d’entre elles reviennent à la municipalisation de l’eau à la grande satisfaction de leurs administrés. Les mêmes entreprises multinationales ont aussi connu dans le monde entier des échecs dans leur tentative de faire de l’eau une marchandise ordinaire, notamment en Amérique latine.
Le bon sens serait-il de retour ? Si le mouvement se confirme et que nos propositions pour une gouvernance mondiale de l’eau indépendante et la réforme législative du traitement de la ressource en eau aboutissent, je serais heureuse que l’on puisse dire un jour que la Fondation France libertés y a contribué.
Je vous remercie pour votre attention.

Danielle Mitterrand