
Retour de délégation au Kurdistan de Turquie – printemps 2025
31.10.2025
Au mois d’avril 2025, une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne (AKB), du collectif Danser l’Orage et de la Fondation Danielle Mitterrand s’est rendue à Diyarbakir (Amed), au cœur du Kurdistan de Turquie. Ce déplacement s’inscrivait dans la continuité des liens tissés depuis plusieurs années entre le réseau des AKB, la société civile kurde et les élu·es de la région bretonne, mais aussi dans la continuité de l’engagement de la Fondation Danielle Mitterrand et de sa fondatrice envers la cause du peuple Kurde. L’objectif : rencontrer les maires kurdes en poste depuis plus d’un an et échanger avec les acteurs et actrices du tissu associatif, féministe, culturel, écologique et juridique.
La délégation a d’abord été reçue par les membres de la municipalité de Diyarbakir, ainsi que par d’ancien·nes maires destitué·es du DEM Parti (parti institutionnel pro-kurde), victimes de la répression politique. Ces échanges ont permis de mieux comprendre la manière dont les municipalités kurdes, malgré les pressions de l’État turc, poursuivent un travail d’organisation démocratique à l’échelle locale, en étroite articulation avec une société civile massivement organisée et déterminée. Dès les premiers rendez-vous, le contraste entre la présence militaire visible dans le paysage urbain et la vitalité des initiatives locales nous a frappés. Malgré la surveillance et les menaces, la société civile et les municipalités continuent de s’organiser, d’inventer et de construire.
Un contexte verrouillé depuis 2016
Les élections municipales de 2014 puis de 2019 avaient pourtant marqué un moment d’espoir. De nombreuses villes kurdes avaient élu des maires issus du HDP (Parti démocratique des peuples, ancêtre du DEM Parti), porteurs d’un projet de démocratie locale, d’égalité de genre et d’autonomie municipale.
Mais dès 2016, l’État turc a engagé une politique de mise sous tutelle des municipalités kurdes. Sous prétexte de « lutte contre le terrorisme », des centaines de maires ont été destitués, arrêtés, remplacés par des administrateurs nommés directement par Ankara — les fameux kayyum– avec pour conséquence la fermeture de structures municipales, la vente des biens de la ville et la réorganisation forcée des services publics.
« L’État nous a pris nos mairies, mais pas notre volonté. »
Nos échanges avec des représentant·es du parti DEM ont rappelé le rôle central qu’avaient joué les municipalités dans la construction d’une démocratie locale kurde. Avant 2016, elles étaient les poumons d’une gouvernance participative : budgets citoyens, politiques de genre, écologie, bilinguisme, appui aux associations. Le système des co-mairies (un homme et une femme élus conjointement) symbolise l’égalité et la coresponsabilité. Les maisons des femmes menées par le mouvement TJA (Tevgera Jinên Azad) offre un refuge pour les victimes de violences, des formations et un espace d’autonomie politique.
Les destitutions ont fortement entravé cette dynamique. Pourtant, dans chaque ville, quand les co-maires ont été destituées, d’anciens employés municipaux ont continué de travailler bénévolement, de tenir des réunions informelles, de maintenir le lien avec la population — la société civile a pris le pas sur les municipalités temporairement destituées.
Depuis plus d’un an, les co-maires kurdes ont repris le pouvoir dans plusieurs municipalités. Ce retour marque une étape importante pour la continuité des projets municipaux et la coopération avec la société civile.

La société civile : une résistance au quotidien
Car la répression ne s’est pas arrêtée aux institutions élues. Associations, centres culturels, organisations de femmes, médias locaux — tous sont visés par des fermetures administratives, des procès ou des menaces. Les locaux associatifs sont souvent perquisitionnés, leurs responsables surveillés ou emprisonnés. Malgré cela, la société civile kurde continue de s’organiser.
Les rendez-vous avec plusieurs organisations ont témoigné d’un foisonnement d’initiatives locales et d’une solidarité transversale entre mouvements sociaux. Malgré la répression, les associations continuent de se battre, en tissant des réseaux de solidarité transfrontaliers, en cherchant des soutiens internationaux.
- L’IHD, l’Association des droits humains, et l’OHD, l’Association des juristes pour la liberté, ont décrit leur travail face à un système judiciaire arbitraire : défense des prisonnier·es politiques, dénonciation des violations des droits humains, et accompagnement des familles victimes de la répression. L’OHD a souligné son combat pour la reconnaissance juridique de l’identité kurde, niée depuis la création de la République turque, et pour la fin de l’isolement carcéral d’Abdullah Öcalan.
- Le barreau d’Amed, très engagé dans la défense des droits humains, nous a accueillis dans ses locaux ornés du portrait de Tahir Elçi, ancien bâtonnier assassiné en 2015. L’idée d’un renforcement du partenariat avec le barreau de Rennes a été relancée.
- Les rencontres avec les centres de jineologie et les associations féministes, dont KASED et l’Académie des femmes, ont mis en lumière un mouvement autonome et central dans la société kurde. Ces structures développent des maisons d’accueil pour femmes victimes de violences, des revues, et des ateliers de réflexion collective.
« Chaque fois qu’ils ferment un centre, nous en ouvrons un autre ailleurs. Nous sommes comme l’eau : on ne peut pas nous arrêter. »
Le principe de parité et de double représentation – chaque institution politique étant dirigée par un duo homme/femme – incarne une transformation concrète des rapports de pouvoir.
- Les collectifs culturels rencontrés, comme « Ma Musique », œuvrent à faire revivre la vie associative dissoute par l’État.
- Le Mouvement Écologique Mésopotamien mène quant à lui des projets d’agroécologie et de gestion collective de l’eau, avec un jardin populaire et une bibliothèque de semences locales, affirmant la volonté de lier écologie et autonomie. Ses membres nous ont décrit comment la destruction environnementale — barrages, mines, projets urbains — s’ajoute à la guerre politique.








Des sources d’inspirations
Ce que la délégation a constaté sur le terrain, c’est une résilience extraordinaire. Malgré les arrestations, les fermetures et l’arbitraire d’une répression systématique, les acteurs locaux refusent de céder au silence. Ils réinventent des formes de résistance quotidienne : maintenir un centre culturel ouvert, enseigner la langue kurde à la maison, organiser une aide alimentaire communautaire, documenter les violations des droits humains.
Cette résistance est porteuse d’inspirations, bien au-delà du contexte territorial turc : elle incarne un modèle alternatif de pouvoir et d’organisation, où l’autonomie collective et l’émancipation sont centrales, qui peut nourrir des réflexions et des pratiques de résistance ailleurs. Le Kurdistan turc rappelle ainsi que, même sous l’autoritarisme, les sociétés civiles trouvent toujours des chemins pour continuer à lutter, à transmettre, et à espérer.
Il interroge nos propres pratiques en France : comment renforcer ici des réseaux de solidarité, des modèles associatifs résilients, et une vision féministe et écologique de la démocratie ?