Intouchables
29.01.2015
Michel Joli, secrétaire général de France Libertés, publie aujourd’hui une tribune dans le journal « La Croix ».
INTOUCHABLES
Dimanche 11 janvier 2015, fin provisoire d’une tragédie et début d’une mobilisation générale contre un adversaire surgi du désert pour semer la désolation. Nous sommes tous appelés à soutenir les dispositions offensives du gouvernement contre le terrorisme et à nous engager dans la défense des valeurs de la République, au premier rang desquelles la liberté d’expression, la laïcité et l’égalité. Nous avons répondu à cet appel dans l’émotion et l’enthousiasme vite atténués par le rappel à l’ordre de notre raison : refuser l’amalgame !
Cet engagement citoyen doit en effet s’imposer pour limite le refus de toute stigmatisation collective et individuelle des musulmans en France, leur origine et leurs pratiques religieuses ne pouvant en aucun cas être assimilées à une complicité de fait. La pire des réactions serait de se tromper d’ennemi et de déclencher contre eux les feux de la vengeance.
Il n’est besoin d’aucune imagination pour se représenter l’enchaînement des initiatives aveugles ou malveillantes, dénonciations, comités populaires de vigilance, milices d’autodéfense, Nuit de cristal…et pourquoi pas pogroms ! Nul besoin d’imagination, il suffit de relire l’histoire de l’Allemagne des années trente.
Donc, pas de justice ni de police privées. Pas de réactions populistes dont on connaît à l’avance les inspirateurs.
Manuel Valls a eu raison de parler d’apartheid, non pour évoquer une situation de guerre civile mais, simplement, pour dénoncer un type d’organisation sociale qui repose sur le principe du développement séparé. C’est ce principe qui, insensiblement, s’est imposé dans l’indifférence générale, parfois même avec une certaine approbation de part et d’autre aux cris de chacun chez soi !
Sortir de l’apartheid et restituer à la République son indivisibilité ne pourra se faire à marche forcée ni s’instituer par décret. Nous exigeons beaucoup des musulmans en terme d’intégration, notamment lorsqu’il s’agit de transformer des traditions incompatibles avec le socle républicain ; mais nous devons aussi les écouter, nous devons leur faire une place dans notre maison républicaine et accepter qu’elle en soit changée. C’est la règle de tout engagement qui est à la fois changement de soi et changement des autres. Il n’y a rien d’utopique là dedans : notre société est depuis toujours une société métissée.
Il faut pour cela en finir avec les attitudes hostiles et le regard que tant de nos concitoyens – eux-mêmes souvent en situation d’exclusion ou de souffrance identitaire – portent sur les musulmans avec une intime et constante conviction : ce sont des humains de seconde catégorie porteurs d’une culture et d’une religion détestables qui préparent dans la plus grande hypocrisie le terrain à la terreur djihadiste.
Le mépris des autres a toujours été nécessaire à l’affirmation de sa propre supériorité et à la justification d’une domination raciale. C’est ainsi que procédait le national socialisme : d’abord se convaincre que le juif est méprisable pour s’autoriser à le mépriser puis à légitimer toute violence à son égard. C’est sur la même trame que s’est développé et institutionnalisé l’esclavage en Amérique : se convaincre de sa propre supériorité pour légitimer l’exploitation économique d’une force de travail déshumanisée.
Le principe de laïcité qui garantit la neutralité de l’État et la liberté de penser ne peut s’exprimer dans le rapport de force, le mépris et la domination des uns sur les autres, dans l’oubli des principes d’égalité et de fraternité.
Il est facile de se convaincre de sa propre supériorité lorsqu’on dispose des récits de l’Histoire, des richesses culturelles, du marché de l’emploi, de l’usage des lieux de vie, des réseaux consuméristes des canons de la mode et du vivre ensemble.
Il est facile de rejeter aux marges de notre société ceux qui refusent de stériliser leurs croyances, leur culture et leur mémoire et de les transformer en patrimoine figé et silencieux.
Il est facile, enfin, de dire que le droit à la caricature est universel si on fait mine d’ignorer qu’une culture dominante peut tout se permettre, y compris de caricaturer ses propres idoles, tandis qu’une culture dominée éprouve la dérision comme une humiliation de plus.
Il faut renoncer à ces facilités de la pensée qui flattent l’entre soi et qui rejettent les musulmans de France dans une communauté d’intouchables. Nous devons au contraire aller les uns vers les autres dans un mouvement partagé, une interpénétration réciproque, une reconquête de la confiance.
C’est sur ce terrain là qu’il faut mobiliser nos énergies, dans les institutions publiques, les écoles, les associations et tous les lieux de communication et de partage, de la rue à internet en passant pas les synagogues, les temples, les églises et les mosquées. Il faudra longtemps pour atteindre ce but, au moins une génération, mais, dès à présent, un changement d’attitude, l’exclusion des provocations et le refus de toute forme de racisme s’imposent à chacun d’entre nous quelque soit son origine, son histoire et son dieu.
Michel Joli, secrétaire général de France Libertés