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Des chercheurs français s’approprient des savoirs guyanais ancestraux

25.01.2016


Auteurs de l’article: France Libertés et Thomas Burelli

Les peuples autochtones sont des informateurs privilégiés pour les scientifiques puisqu’ils possèdent des connaissances très fines sur la biodiversité qui les entourent. L’expérience ancestrale de ces peuples sur leur environnement a souvent été mobilisée par la recherche scientifique pour le développement de produits comme les médicaments ou les cosmétiques. Historiquement, les rapports entre ces populations et les chercheurs ont néanmoins été marqués par la violence et l’exploitation abusive des savoirs autochtones. Vandana Shiva, grande militante contre la biopiraterie*, a contesté de nombreux brevets et affirme :

« Lors de la première colonisation, les peuples autochtones se sont fait voler leurs terres. Au moyen des droits de propriété intellectuelle et des brevets, on se trouve à piller l’esprit et le corps des peuples autochtones ; la vie elle-même se fait coloniser  ».

Les savoirs des populations autochtones et locales sont souvent considérés comme librement appropriables et librement exploitables. Ils sont analysés puis transformés en produits de consommation générateurs de profit. Dans de nombreux cas, les populations autochtones ne sont par ailleurs pas informées des débouchés des projets de recherche. Enfin, rares sont les utilisateurs de ressources et de savoirs qui partagent les avantages (monétaires et non monétaires) pourtant générés grâce aux connaissances des populations autochtones ou locales.

Ce sont ces pratiques abusives que nous combattons. Au début des années 2000, des chercheurs de l’IRD se sont rendus en Guyane française. Ils ont questionné les populations autochtones et locales à propos des remèdes traditionnels utilisés pour lutter contre le paludisme. L’étude de leurs pratiques ancestrales a permis à l’IRD d’identifier une plante, la Quassia Amara, et d’isoler une molécule active, la Simalikalactone E (SkE). Plutôt que de partager les résultats des recherches avec les populations y ayant pourtant participé, l’IRD a préféré breveter l’utilisation de la SkE à son seul bénéfice auprès de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) et de l’Office Européen des Brevets (OEB).

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Notre recours conteste la validité du brevet. En effet, la délivrance d’un brevet repose sur trois critères : la nouveauté, l’inventivité et l’application industrielle. En l’occurrence, les deux premiers critères ne sont pas selon nous respectés : les chercheurs ont mobilisé des connaissances traditionnelles ancestrales largement connues. Ces savoirs ont constitué des éléments cruciaux pour le développement de l’innovation. L’IRD a pourtant revendiqué pour son seul bénéfice l’ « invention », niant de cette manière la créativité des populations autochtones et locales.

Le brevet, s’il venait à être délivré, offrirait à l’institut un monopole d’exploitation de la propriété antipaludique de la molécule SkE extraite de la plante Quassia Amara pour une durée d’au moins 20 ans. L’injustice de cette appropriation est flagrante ; elle confèrerait à l’IRD le droit d’interdire à quiconque d’exploiter un remède contre le paludisme comprenant la molécule protégée pendant 20 ans. Ainsi, les populations ayant contribué au développement de l’innovation pourraient se voir interdire l’exploitation de leurs propres remèdes ancestraux. Et ce, alors que le paludisme est l’une des causes principales de mortalité dans le monde et que le manque d’accessibilité aux traitements  participe à la prolifération de cette maladie. Ces pratiques sont d’autant plus révoltantes qu’elles proviennent du milieu de la recherche publique française.

Il existe pourtant de nombreuses voies alternatives. Le protocole de Nagoya, complétant la Convention sur la Diversité Biologique de 1992, vise précisément à instaurer un cadre juridique. Le mécanisme d’APA (accès et partage des avantages) consacré par ces textes contribue ainsi à protéger les communautés autochtones et locales en obligeant les utilisateurs à obtenir leur consentement préalable libre et éclairé pour l’accès aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels et à organiser un partage juste et équitable des avantages. Le protocole de Nagoya est en cours de ratification par la France et sa mise en œuvre est envisagée dans le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité.

Face au caractère inapproprié et la validité contestable de la demande de l’IRD, la Fondation Danielle Mitterrand – France Libertés, le chercheur en droit Thomas Burelli et l’avocat Cyril Costes ont co-déposé une opposition auprès de l’OEB afin de dénoncer le brevet. Au-delà des enjeux d’équité et de justice, la démarche a pour but de sensibiliser le monde de la recherche et le secteur privé afin que leurs pratiques évoluent vers plus de respect envers les populations autochtones et locales. Ces dernières doivent être considérées comme de véritables partenaires dépositaires de droits, notamment sur leur patrimoine culturel immatériel et matériel qu’elles communiquent dans le cadre de projets scientifiques.

Il existe une grande diversité de textes et de normes soulignant la responsabilité des chercheurs pour le respect des droits des communautés autochtones et locales. Dans un avis de 2007, le Comité d’éthique du CNRS (Comets) attire l’attention sur l’impératif d’équité dans les rapports entre chercheurs et populations autochtones. Le Comets en appelle aux chercheurs et à leurs institutions, car : « tant que les populations autochtones qui concourent à la recherche seront dénuées de droits solides au plan international, l’équité dépendra essentiellement de la volonté des équipes de recherche ». Des initiatives innovantes ont récemment vu le jour à l’instar de celle du Centre de Recherches Insulaires et Observatoire de l’Environnement (Criobe), basé en Polynésie française, qui a adopté le premier code éthique français relatif aux recherches impliquant les populations autochtones et locales. Il a pour but d’établir une relation de confiance entre les chercheurs et les populations, promouvoir la participation de celles-ci et prévenir les utilisations inappropriées du patrimoine culturel ou les comportements qui pourraient être perçus comme abusifs et offensants. Malheureusement, ce type d’initiatives innovantes demeure encore très exceptionnel dans le milieu de la recherche publique française.

crédit : France Libertés
*Selon Vandana Shiva :

« Par biopiraterie, on entend le recours aux systèmes de propriété intellectuelle pour légitimer la propriété exclusive des ressources, produits et procédés biologiques utilisés depuis des siècles au sein de cultures non industrialisées et l’exclusivité du contrôle exercé à leur égard. »

France Libertés et Thomas Burelli

A lire : l’article « Des chercheurs français sur le paludisme accusés de biopiraterie » sur Mediapart

Consultez le dossier d’opposition du brevet [PDF]