Go to the main content

Edito – « Démocratie radicale et communs : reprendre le pouvoir sur nos vies »

15.12.2023

« La démocratie est toujours à venir » disait Jacques Derrida. En termes de démocratie, la binarité n’a pas beaucoup de sens. La démocratie est un processus inachevé, un horizon à atteindre, un ensemble de pratiques existantes et à inventer pour parvenir à ce que les peuples s’autodéterminent et exercent leur souveraineté sur leurs vies.

Depuis des années, force est de constater que la démocratie et l’Etat de droit reculent dramatiquement dans l’hexagone – comme ailleurs. Au cours des derniers mois, de nouveaux seuils liberticides ont été franchis. Le gouvernement Borne est en route pour battre le record de 49.3 sous la Ve République. En juillet 2023, les deux des plus hauts fonctionnaires de l’administration policière ont dénoncé publiquement une décision de justice mettant en cause leurs hommes, accusés d’avoir passé à tabac et laissé inanimés un jeune homme à Marseille. Avec cette remise en cause sans précédent dans la Ve République du principe d’égalité de tous devant la loi, la France semble basculer dans une « démocratie policière, dans laquelle on confie à la police des moyens et des prérogatives exceptionnelles » selon Sébastien Roché du CNRS.

L’automne s’est poursuivi dans ce climat lugubre. Des manifestations pour demander l’interruption de la guerre et des massacres de civils en Palestine et Israël, dans le contexte de la colonisation, ont été interdites et réprimées, jusqu’à ce que le Conseil d’Etat intervienne. Un syndicaliste de la CGT a été placé en garde-à-vue pour « apologie du terrorisme » après avoir diffusé un tract d’appel à la paix entre Israël et la Palestine, en dénonçant également les attaques terroristes du Hamas. Les médias audiovisuels, plus que jamais concentrés dans les mains de quelques milliardaires, relaient abondamment les mots d’ordre racistes, militaristes et nationalistes de l’extrême-droite. Une journaliste a été perquisitionnée, gardée à vue, pendant plusieurs jours et interrogée de façon musclée sur ses sources, bafouant ainsi la liberté de la presse et la défense du secret des sources.

« Est-ce la démocratie quand après avoir voté nous n’avons pas la possibilité d’avoir de l’influence sur les élus ? Je ne crois pas qu’il existe la démocratie dans aucun des pays qui se disent démocratiques – ceux-là qui croient avoir le droit d’imposer « leur » démocratie aux pays pauvres, à commencer par les États-Unis et la France. » Les mots de Danielle Mitterrand, prononcés en 2005, sont malheureusement plus actuels que jamais. Le régime de démocratie libérale représentative, pourtant largement insuffisant, est mis à mal. Depuis 2019 la France est considérée par les classements de The Economist comme une « démocratie défaillante ». 

En France et à l’international, soutenir les mouvements de résistance et de transformation démocratiques 

Pourtant, le désir de démocratie est bel et bien là et s’exprime à travers de nombreuses mobilisations. Des Gilets jaunes en 2018 aux centaines de milliers de personnes descendant dans les rues après le passage en force du gouvernement pour la réforme des retraites. De la forte mobilisation contre la loi Sécurité globale en 2020 à l’énorme vague de soutien dont ont bénéficié les Soulèvements de la terre au moment où le gouvernement a voulu prononcer leur dissolution. Ou encore de la vitalité persistante du monde associatif où près de 40% d’adultes sont engagés, malgré d’innombrables restrictions documentées par la Coalition pour les Libertés Associatives. Nombreux sont celles et ceux prêt·es à protéger ce qu’il reste de démocratie.

Parce qu’elle est menacée et attaquée dans ses principes fondamentaux, un nombre croissant de personnes tentent d’approfondir la démocratie par la pratique. Ainsi, dans des territoires très variés, urbains, ruraux, quartiers populaires, des habitant·es s’organisent en créant de multiples alternatives démocratiques, écologiques et solidaires. Ils donnent corps à une démocratie réelle et radicale, traitant les problèmes de notre système actuel à la racine, et inventent une société basée sur les communs. 

Certain.es s’organisent en construisant un pouvoir citoyen qui prend la forme de syndicats d’habitant.es pour interpeller et pousser les institutions à traiter les habitant.es des quartiers populaires aussi équitablement que les autres. Ils parlent alors de « démocratie d’interpellation ». C’est le cas de l’Alliance citoyenne implantée à Grenoble, Lyon, Aubervilliers ou encore Gennevilliers, qui adapte au contexte français les méthodes de community organizing, la mobilisation citoyenne théorisée par Saul Alinsky. 

En Seine-Saint-Denis, des personnes socialement marginalisées du fait de leur parcours d’exil, de leur couleur de peau et/ou de leurs papiers, se réapproprient leur dignité en s’auto-organisant, notamment à travers l’initiative de la Cantine des Femmes Battantes, ou encore la création de l’association A4 « Association d’Accueil en Agriculture et en Artisanat », soutenue par l’Fondation.

A Melle, comme dans des dizaines de communes du réseau Actions communes, la majorité municipale réinvente la démocratie locale en faisant participer les habitant-es aux décisions concernant leur vie et leur territoire. Cet engagement implique aussi des positionnements forts dans les luttes locales : le 25 mars dernier, le maire et sa majorité ont décidé d’accueillir le Forum International pour l’Eau, contre les projets de méga-bassines, dans le sillage de la mobilisation de Sainte-Soline. Cette mairie ouvre l’horizon de nouvelles articulations stratégiques entre des municipalités citoyennes, le tissu associatif, et l’écosystème foisonnant des centaines de luttes locales partout en France. 

A Nantes, Nantes en commun défend une démocratie concrète et réelle, plutôt qu’une série de principes et de procédures de démocratie formelle qui ne s’appliquent pas à ce qui régit pourtant nos vies : l’économie capitaliste et ses effets dans nos territoires – métropolisation, gentrification et explosion des loyers ou au contraire désertification, départ des services publics, etc. Pour cela, les membres de ce mouvement habitant tentent de construire des communs, qui se pensent comme des “contre-institutions” autour de bases matérielles. Ils et elles agissent concrètement et s’engagent également sur le terrain des élections locales, selon la stratégie municipaliste du penseur américain Murray Bookchin.

Ce mouvement de fond de défense et de réinvention de la démocratie émerge aussi ailleurs dans le monde et la Fondation n’a de cesse de faire dialoguer ces expériences pour qu’elles se nourrissent. Que ce soit à travers des échanges entre acteurs des municipalités citoyennes et acteurs locaux de la région du Rojava et du Nord-Est de la Syrie, au sein du réseau JASMINES. A travers la mise en lumière de la lutte et de l’autonomisation des kalinas du village d’Atopo W+p+ en Guyane. Ou encore, en soutenant des projets transformateurs au Chili, comme celui de l’Espacio Tierra. Après l’échec cuisant, en septembre 2022, du référendum pour l’adoption d’une nouvelle constitution tournant définitivement le dos au néolibéralisme autoritaire inventé sous la dictature de Pinochet, des habitant.es œuvrent à créer un maillage territorial pour que partout, les idées de démocratie, de pouvoir populaire, et d’émancipation se concrétisent et suscitent l’adhésion. Ils et elles préparent les prochaines mobilisations et approfondissent dès aujourd’hui la vitalité démocratique du pays, dans un contexte où l’extrême-droite est plus forte que jamais.

Dans ce nouveau volet des Nouvelles utopies en résistance, nous vous partageons ces initiatives qui nous paraissent fondamentales, et que nous avons choisi intentionnellement de mettre en lumière. Chacune d’entre elles incarne l’une des facettes des pratiques et stratégies qu’il nous paraît nécessaire d’encourager : transformer les institutions locales, construire des pouvoirs populaires et habitants par des alternatives démocratiques préfiguratrices, créer des rapports de force par les luttes territoriales. A partir des territoires, ces stratégies doivent selon nous s’articuler pour donner corps à un puissant mouvement de résistance et de transformation démocratique, partout dans le pays et au-delà.  

C’est ce travail de soutien, de mise en lumière et de mise en réseau que le programme « Alternatives Démocratiques & Commun(s) » de la Fondation Danielle Mitterrand s’efforce de faire depuis sa création fin 2020, étayée par une histoire de 37 ans d’engagement pour « donner vie aux utopies ». 

Puissent ces expérimentations prometteuses s’épanouir pour préserver la démocratie et préparer son « à venir » émancipateur !