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Communiqué « Contre la biopiraterie, pour une véritable éthique de la recherche respectueuse des ressources et des savoirs traditionnels des communautés autochtones »

21.01.2025

La Fondation Danielle Mitterrand déplore le rejet définitif, le 31 mai 2024, par l’Office européen des brevets (OEB) du recours qu’elle a formé contre le brevet déposé en 2015 par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) pour l’exploitation de la molécule SkE issue de la plante Quassia Amara comme traitement contre le paludisme. Elle considère que l’obtention et l’utilisation par l’IRD de remèdes traditionnels contre le paludisme collectés auprès des populations autochtones de Guyane et ayant permis d’isoler cette molécule constitue un acte de biopiraterie en raison du manque d’information de ces populations à propos de la finalité de cette enquête, de l’absence de consentement éclairé de leur part et d’un quelconque partage des avantages. Après plus de 9 ans de bataille juridique et médiatique, c’est une nouvelle occasion manquée pour l’OEB de prendre enfin en compte les droits des peuples autochtones. C’est aussi un très mauvais signal envoyé aux communautés locales et autochtones qui, en plus de la défiance historique vis-à-vis du monde de la recherche, savent aussi désormais qu’elles ne peuvent pas compter sur cet organisme pour reconnaître et protéger leurs droits.

Cas de biopiraterie Quassia amara (couachi) en Guyane : l’Office européen des brevets maintient de manière définitive le brevet déposé par l’IRD.

L’affaire Quassia amara : un cas emblématique de biopiraterie

En 2003, une équipe de chercheurs de l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement) mène une étude auprès de 117 personnes issues de différentes communautés autochtones et locales en Guyane française à propos des remèdes traditionnels utilisés pour lutter contre le paludisme. Ils comptent s’appuyer sur ces savoirs traditionnels afin de développer de « nouveaux » traitements et le cas échéant les breveter. Grâce aux renseignements collectés, les chercheurs de l’IRD isolent une molécule, la Simalikalactone E (SkE), issue de la plante la plus communément utilisée par les participant·es à l’enquête, la Quassia Amara. En 2009, les chercheurs de l’IRD déposent une demande de brevet auprès de l’Office Européen des Brevets (OEB) concernant la SkE et son utilisation comme médicament contre le paludisme. En mars 2015, l’OEB accorde ce brevet à l’IRD.

Plutôt que de partager les résultats de leur recherche avec les populations y ayant pourtant participé et sans les en avertir, l’IRD a préféré breveter l’utilisation de cette molécule auprès de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) et de l’Office Européen des Brevets (OEB).

Cette demande nous est apparue comme ne respectant pas les critères de brevetabilité que sont la nouveauté, l’inventivité, et l’application industrielle. En l’occurrence, les chercheurs ayant mobilisé des connaissances traditionnelles ancestrales largement connues, la nouveauté et l’inventivité ne sont pas respectées. La demande nous est également apparu comme non conforme à l’ordre public public et aux bonnes mœurs dans la mesure où les chercheurs de l’IRD n’ont pas respecté le consentement préalable, libre et éclairé des participants au projet et n’ont organisé aucun partage des avantages.  C’est pourquoi, en octobre 2015, une opposition à ce brevet a été formulée par la Fondation Danielle Mitterrand France-Libertés, l’avocat Cyril Costes et le chercheur Thomas Burelli, avec le soutien des communautés autochtones de Guyane et de leurs représentants coutumiers, de l’ensemble des parlementaires et des élus locaux guyanais et de nombreux groupes représentatifs. Ce dossier déposé devant l’OEB représentait un véritable espoir pour les communautés de Guyane de faire entendre leur voix et reconnaître leurs droits.

Dans ce recours, il est notamment reproché aux chercheurs de l’IRD de ne pas avoir informé les personnes interrogées de leur volonté de déposer un brevet à la suite des études effectuées sur les plantes utilisées par les peuples autochtones de Guyane pour soigner le paludisme, de ne pas avoir demandé leur consentement libre et éclairé sur l’utilisation de leurs savoirs traditionnels, et enfin de ne pas les avoir associées aux droits sur ce brevet et au partage des avantages qui pourraient en découler.

En guise de défense, l’IRD a notamment affirmé que le consentement préalable libre et éclairé des participants avait bien été recueilli pour la raison suivante : « il est évident que sans le consentement des acteurs locaux [qui ont partagé des savoirs traditionnels], les inventeurs n’auraient pas pu réaliser leurs enquêtes. La prétendue tromperie des communautés autochtones et locales par le Titulaire ou par ses inventeurs est donc inexacte et sans fondement ».

Une affirmation qui n’est appuyée par aucun élément de preuve (formulaire de consentement ou enregistrement audio) et met en lumière une vision très particulière du consentement : puisqu’une activité ou un évènement a pu avoir lieu, il est évident que les personnes qui y ont pris part ont bien donné leur consentement préalable, libre et éclairé. Cette interprétation du consentement ouvre à la porte à toute sorte d’abus en matière de respect du consentement et rend complètement caduque les notions de contrainte, violence et autres tromperies. 

L’OEB maintient de manière définitive le brevet de l’IRD

Après l’opposition au brevet formulée en 2015, celle-ci s’est soldée par un premier rejet le 30 juillet 2018. Le 31 mai 2024, l’OEB a, à nouveau, rejeté un recours formé par la Fondation Danielle Mitterrand à la suite de cette première décision. Ce brevet a donc par deux fois été maintenu. Après plus de 9 ans de bataille juridique et médiatique, la fin de partie est particulièrement amère, surtout au vu des arguments apportés par l’OEB.

Des arguments dangereux et empreints de relents coloniaux

Les arguments avancés par l’OEB nous apparaissent comme symptomatiques de la façon dont les institutions favorisent les déposants, instituts de recherche ou firmes pharmaceutiques, au détriment des communautés autochtones détentrices de savoirs traditionnels en reproduisant des arguments et des approches dans certains cas encore très empreints de relents coloniaux. Tout d’abord, l’OEB a refusé de reconnaître le caractère répugnant de l’invention. Et ce, en dépit des nombreux témoignages de la part des autorités publiques ainsi que de plusieurs représentants autochtones dénonçant les pratiques des chercheurs de l’IRD. À cette non prise en compte des arguments, pourtant nombreux, de trouble à l’ordre public et d’atteinte aux bonnes mœurs en Guyane s’ajoutent le fait que l’OEB n’ait pas considéré sérieusement  les éléments dévoilés par l’IRD-même, à savoir que, de l’aveu même des chercheurs impliqués dans le projet, leur réputation en ait souffert, mais aussi qu’aucun partenaire industriel n’ait été trouvé par l’IRD pour exploiter l’invention en raison des pratiques de biopiraterie révélées et qu’enfin l’IRD ait décidé d’abandonner son brevet en cours de procédure… Dans cette situation, comment ne pas considérer que la mise en œuvre de l’invention est bien répugnante puisque personne ne veut s’en approcher ou s’associer à l’IRD pour l’exploiter ?

Pour parvenir à cette conclusion, l’OEB considère qu’il n’a pas à prendre en considération le processus de développement de l’invention, caractérisé dans le cas présent par une absence de consentement préalable libre et éclairé ainsi qu’une absence de partage juste et équitable des avantages. Le message de l’OEB à l’égard des inventeurs est donc le suivant : tous les moyens sont bons pour le développement de vos inventions. Peu importe les pratiques abusives qui pourraient être utilisées avant le dépôt d’un brevet, les inventeurs peuvent bien obtenir un titre auprès de l’OEB.

Par la suite, alors que la contribution essentielle des remèdes et des savoirs traditionnels sans laquelle la découverte de la molécule SkE n’aurait eu quasiment aucune chance de voir le jour a été largement démontrée et est confirmée par les chercheurs qui ont participé au projet, l’OEB a confirmé le caractère nouveau et inventif de l’invention. « Se faisant, l’OEB nous confirme que la théorie de la Terra Nullius appliquée au champ de la propriété intellectuelle est bien toujours d’actualité. » commente le professeur Thomas Burelli, allié de longue date de la Fondation Danielle Mitterrand. Les communautés autochtones et locales qui ont partagé leurs savoirs ayant permis aux chercheurs de développer l’innovation n’ont aucun droit, car elles n’avaient pas nommé et décrit la molécule. En d’autres termes, l’invention revendiquée par les chercheurs est nouvelle (et ils peuvent s’en arroger le monopole d’exploitation) dans la mesure où ils ont identifié (uniquement grâce à l’usage déterminant de remèdes traditionnels) une molécule et son usage qui n’avait pas été décrite selon les critères de la science jusqu’à présent. Les chercheurs ont donc en quelque sorte planté un drapeau sur cette molécule et en ont revendiqué un droit d’usage exclusif pour 20 ans.

Comble de la démarche, les chercheurs disposent alors du droit d’interdire aux communautés autochtones et locales d’utiliser leurs remèdes traditionnels, car la molécule sur laquelle porte le brevet est présente dans ces remèdes. Ainsi en plus de ne pas avoir eu leur mot à dire dans le cadre du dépôt d’un brevet et de n’en retirer aucun bénéfice, les communautés pourraient se voir interdire l’usage de leurs remèdes pour se soigner selon les méthodes traditionnelles. Ce serait courtelinesque si ce n’était pas choquant.

Une occasion manquée pour les peuples autochtones…

Comme le disait déjà en 2018 Bénédicte Fjeke, présidente du Conseil coutumier des chefs de Guyane, « Nous ne nous opposons pas à l’exploitation d’un médicament industriel basé sur nos connaissances traditionnelles pour traiter le paludisme. Nous serons fiers d’avoir contribué à la santé mondiale. Mais nos droits doivent être respectés et notre contribution doit être reconnue. ».

La Fondation Danielle Mitterrand rappelle et insiste sur le fait que les populations autochtones sont souvent démunies face au pillage de leurs ressources et de leurs connaissances. La contestation d’un brevet implique en effet d’être informé de son dépôt par une veille scientifique rigoureuse, en l’absence de transparence de la part des organismes scientifiques. De plus, déposer une opposition n’est pas chose aisée : elle doit être réalisée dans un délai très court (neuf mois), implique des frais importants et suppose de solides connaissances juridiques et scientifiques. En outre, les processus peuvent être de longue haleine ; pour le cas de biopiraterie du Quassia amara, la bataille juridique aura duré 9 ans !

Malgré des avancées en termes législatifs et réglementaires nationaux et internationaux, la Fondation Danielle Mitterrand s’insurge contre le fait que les pratiques biopirates perdurent et ne soient pas sanctionnées par les offices délivrant les brevets. Pour Marion Veber, membre du Conseil d’administration de la Fondation Danielle Mitterrand investie depuis le début sur ce dossier, « il est plus que temps que les différents organismes de brevets prennent en considération les droits des peuples autochtones ». L’OEB a manqué une nouvelle fois de se positionner clairement sur les principes clés du droit international relatif aux ressources et savoirs détenus par les peuples autochtones et communautés locales. Tant que ces droits ne seront pas pleinement présents dans l’étude des demandes de brevet, des brevets biopirates continueront à être délivrés. De même les instances en charge d’analyser les oppositions et recours doivent revoir considérablement leurs interprétations des bonnes mœurs, de l’ordre public, de la nouveauté et de l’inventivité.

… et pour le monde de la recherche

Toute personne souhaitant accéder aux savoirs traditionnels d’une communauté doit obtenir le consentement préalable, libre et éclairé des détenteurs de ces savoirs et élaborer un protocole d’accord sur le partage des avantages qui découleront de leurs utilisations. C’est une exigence du droit international et des bonnes pratiques de recherche. Pourtant, certains organismes de recherche, même publics, anciens et bien au fait des pratiques éthiques en termes de collaboration avec les communautés autochtones, refusent de considérer ces communautés comme des partenaires à part entière de leurs recherches et de les associer pleinement, à chaque étape, aux prises de décision et au partage des avantages.

Le rejet du recours de la Fondation Danielle Mitterrand par l’Office européen des brevets constitue à ce titre une véritable occasion manquée de restaurer des relations de confiance entre les chercheurs et les communautés autochtones dont la contribution peut être essentielle au développement d’innovations biotechnologiques comme l’a démontré le cas Quassia Amara.

La décision de l’OEB est un très mauvais signal pour les communautés et pourrait avoir de graves conséquences sur la confiance de ces dernières. Elle pourrait mettre en péril de futurs projets de recherche innovants dans le domaine environnemental et médical. Face à la crainte que certains chercheurs profitent de leurs savoirs traditionnels sans aucun respect de leurs droits et sachant qu’elles ne peuvent pas compter sur les organismes chargés de la propriété intellectuelle, les communautés locales et autochtones sont, bien souvent, contraints de ne pas collaborer avec les chercheurs à moins d’avoir un contrat très solide. En cas de conflit, le système ne joue en effet pas en leur faveur.

Plutôt que de pouvoir miser sur la transparence et le respect mutuel, les communautés autochtones en sont réduites à développer des outils éthiques et des procédures pour contraindre les chercheurs à changer leurs pratiques et signer des contrats comme ils le font déjà dans le cadre de partenariat entre institutions scientifiques. Si les chercheurs ne souhaitent pas les respecter, la seule réponse des communautés ne peut être que le refus de travailler avec eux. Ainsi, la science pourrait être une autre grande perdante de l’attitude des chercheurs et de la décision de l’OEB.

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